Arrêt 7

Stéfani Meunier

Arret7 StephanieMeunierStéfani Meunier est née à Montréal en 1971. Elle est une des écrivaines les plus prometteuses de sa génération. Depuis 1999, elle a publié plusieurs romans et un recueil de nouvelles intitulé Au bout du chemin.

La première nouvelle de ce recueil s’intitule «Sorel». L’auteure y aborde le sujet des amours mortes et raconte l’histoire d’une femme qui se souvient de son ancien amant, alors beaucoup plus âgé qu’elle, avec qui elle est un jour partie à Sorel, une ville où personne ne les connaissait. Là, ils sont allés au restaurant manger de la gibelotte, ils ont logé à l’Auberge de la Rive et ils se sont baladés au Chenal du Moine où ils ont vécu ce qui semble avoir été parmi les derniers instants de leur bonheur.

Voici comment l’auteure parle de Sorel et du fleuve :

«Devant la fenêtre qui donne sur le fleuve il y a une petite table ronde et deux fauteuils recouverts d’un tissu vert pâle. C’est là que je suis assise. Je regarde la large bande d’eau grise. Le bateau qui un peu plus tôt me semblait petit parce qu’il était loin vers la gauche est maintenant en face de la fenêtre qui donne sur le fleuve. C’est un énorme bateau qui transporte des conteneurs. Les gros bateaux m’ont toujours fascinée. J’essaie d’imaginer la cale, cette partie du bateau cachée sous l’eau. Cette image d’un bateau si profond avec l’eau sous lui, encore plus profonde, me fait un peu peur1.»

Et voici sa description de la gibelotte, le plat typique de la région :

«Je sens bien qu’il voulait me faire plaisir en m’emmenant manger de la gibelotte. Sauf que je ne trouve pas ça très bon. On dirait une crème de tomate trop épaisse dans laquelle le chef aurait ajouté une boîte de macédoine et du poisson congelé. Les premières bouchées, ça allait. Mais maintenant, ça roule dans ma bouche. Je ne suis plus capable d’avaler. Je regarde un peu partout. Les miettes de pain sur la table, le papier peint fleuri du mur de droite, les traces de doigts sur nos verres. J’ai comme un gros nœud dans la gorge. Je lève les yeux vers lui, presque craintive. Il me regarde et je trouve qu’il a l’air terriblement inquiet. Peut-être que j’ai le visage tout blanc, les yeux ronds, peut-être qu’il croit que je vais m’étouffer. Il dépose sa fourchette à côté de son assiette, sans me quitter des yeux.
– Ça va ?
J’avale finalement ma bouchée et puis, comme ça, je me sens mieux. Je pouffe de rire, je glousse comme une idiote, j’ai les yeux pleins d’eau, et je ne peux plus me retenir, il faut que je le dise : "C’est dégueulasse !" Les commissures de ses lèvres commencent à trembler. Au début, c’est à peine perceptible. Puis ses yeux deviennent brillants, ses joues rosissent, et il rit. Comme moi. Il ne peut plus s’arrêter. Et, avec la tête, parce qu’il ne peut plus dire un mot, il fait signe que oui. Il rit, et c’est extraordinaire. Il n’est plus si grand, il n’est plus si vieux, et pendant quelques secondes nous avons exactement le même âge.
Je m’étais dit que ces deux jours seraient parfaits. Lui et moi dans une ville où personne ne nous connaît. À l’hôtel. Déjà, la première journée est presque terminée. Le souper est fini. Nous sommes dans la voiture, déjà de retour à l’hôtel. Nous sortons de la voiture, entrons dans l’hôtel, traversons le hall d’entrée. Je frôle de la main l’un des fauteuils inoccupés. Le tissu a la texture du velours. Nous entrons au bar prendre un digestif. Nous choisissons une table tout près du musicien. Il tire une chaise pour moi, je m’assois. Je regarde ma montre. Il prend place à côté de moi2.»

Elle écrit aussi sur le Chenal du Moine :

«Le temps est superbe. Il fait soleil et la lumière renforce les couleurs des feuilles. Nous décidons de passer la journée dehors. Nous marchons sur la route, le long du chenal du Moine. L’herbe au bord du chemin me fait penser à l’été. Et pourtant c’est l’automne. Autour de nous, il y a plein de couleurs. Les feuilles des trembles sont encore presque toutes vertes, certaines commencent à se teinter de jaune. Certains érables sont rouge vif, d’autres sont orangés ou encore couleur pêche. Les feuilles des ormes sont d’un jaune serin qui contraste étrangement avec leur tronc sombre et fissuré. Il y a peu de couleur rouille encore, la saison est trop jeune, et à peine quelques feuilles parsèment le sol. Bientôt, dans une semaine ou deux, elles seront nombreuses et craqueront sous les souliers des passants. André a apporté l’appareil photo. Je suis contente. J’adore les photos. Grâce à elles, ce jour d’automne avec lui durera plus longtemps3.»

  1. Stéfani Meunier, Au bout du chemin, Montréal, Boréal, 1999, p. 9.
  2. Ibid., p. 14.
  3. Ibid., p. 18.